Vancouver, Canada, 23 octobre 2014
Afin d’accomplir les rituels préparatoires à l’initiation de Avalokiteshvara, c’est bien avant le lever du jour que Sa Sainteté le Dalaï Lama se rendit au Stade Thunderbird de l’Université de British Columbia (UBC). Le hall était pratiquement vide quand Sa Sainteté monta sur l’estrade. Il examina avec attention les thangkas du Bouddha, de Avalokiteshvara et des 21 Taras accrochées à l’arrière du trône. Avec Tsengdok Rinpoché, il alluma une grande lampe à beurre installée devant elles, puis prit place devant le pavillon du mandala et commença les préparations. Petit à petit, le hall commença à se remplir tandis que Sa Sainteté demandait à l’assistance de réciter le mantra Om mani padmé houng.
Assis sur le trône d’enseignement face à un auditoire de plus de 5.000 personnes, Sa Sainteté expliqua qu’il aimait bien démarrer les enseignements bouddhistes avec la récitation du Mangala Sutta en pali, mais comme aujourd’hui il n’y avait personne qui en ait la compétence, il demanda que le Soutra du Cœur, un texte connu dans tous les pays bouddhistes suivant la tradition sanskrite, soit récité en chinois, en vietnamien et en anglais. Vint ensuite la récitation de versets d’hommage au Bouddha en tibétain et du mantra du Soutra du Cœur.
Sa Sainteté précisa qu’au cours des deux journées précédentes il s’était exprimé uniquement du point de vue humain, ce qui était en accord avec le premier de ses trois engagements pour cette vie, à savoir faciliter la diffusion de moyens pour que des individus plus heureux vivent dans un monde plus pacifique. Le second de ses engagements, en tant que bouddhiste, consiste à promouvoir l’harmonie inter-religieuse, dans la conscience de la communauté d’objectif et de message de toutes les principales traditions religieuses. Sa Sainteté rappela que l’Inde est l’exemple vivant prouvant que des traditions religieuses diverses peuvent se côtoyer dans le respect mutuel et l’harmonie. Cela est d’autant plus significatif que, loin d’être de l’histoire ancienne, les conflits au nom de la religion ressurgissent de plus belle aujourd’hui.
Troisièmement, dit-il, je suis tibétain et bien que je me sois retiré des responsabilités politiques, mon intérêt pour la préservation de la culture tibétaine est toujours très grand.
« Quand les enseignements du Bouddha arrivèrent au Tibet, notre culture s’est imprégnée des principes de paix et de non-violence. La manière correcte de suivre les enseignements bouddhistes n’est pas simplement une question de foi, mais suppose que l’on étudie. Ceci est l’héritage de la tradition de l’université monastique de Nalanda qui est au cœur même de la tradition bouddhiste tibétaine. Ce matin, je vais expliquer un texte court, appelé les Huit versets de la transformation de la pensée et cet après-midi je conférerai l’initiation de Avalokiteshvara. »
Sa Sainteté expliqua que les enseignements du Bouddha sont préservés au sein de deux traditions principales, la tradition palie et la tradition sanskrite. La base de la tradition palie est le premier des enseignements du Bouddha, l’exposé des Quatre nobles vérités. La tradition sanskrite comprend trois cycles d’enseignements appelés les trois tours de la roue du Dharma. Le premier de ces trois tours correspond aussi aux Quatre nobles vérités. Le second contient les instructions de la Perfection de la sagesse et le troisième inclut des enseignements tels que le Soutra qui révèle la pensée et les explications sur la nature de Bouddha. Cette tradition fut d’abord maintenue à l’Université de Taxila, puis à l’Université de Nalanda où la majorité des traités bouddhistes classiques furent composés. Les caractéristiques des écrits de Nagarjuna et de Dharmakirti tout comme celles des écrits de leurs successeurs indiquent que ces textes ont été rédigés directement en sanskrit.
Sa Sainteté reconnut que, dans l’Inde ancienne et jusqu’aux temps modernes, certains érudits remirent en question le fait que la tradition sanskrite reflète l’enseignement du Bouddha dans son authenticité. Des maîtres tels que Nagarjuna dans la Précieuse guirlande se firent les défenseurs de cette tradition en affirmant que le mahayana, ou grand véhicule, représente des développements des enseignements donnés dans les Quatre nobles vérités. La troisième noble vérité, celle de la cessation, est expliquée avec plus de profondeur en termes de vacuité dans les textes du mahayana. De même, la quatrième noble vérité, la vérité du chemin, est expliquée de manière plus élaborée dans la présentation de la nature de la conscience du troisième tour de la roue du Dharma. C’est pourquoi, dit Sa Sainteté, nous pouvons considérer les textes du mahayana comme des développements des Quatre nobles vérités.
Sa Sainteté indiqua que le véhicule du vajrayana, ou mantra secret, fit l’objet de critiques similaires. En effet, convint-il, il existe de nombreuses pratiques communes entre les tantras bouddhistes et hindouistes, telles que le yoga du souffle, ou prana, la visualisation des chakras d’énergie, des canaux et des gouttes, ainsi que des pratiques telles que le yoga de la chaleur intérieure. Sa Sainteté a rencontré des pratiquants hindouistes accomplis et discuta de tous ces points avec eux.
« J’ai demandé à Khunu Lama Rinpoché comment faire pour différencier ces traditions. Rinpoché me dit que cela ne pouvait pas être fait sur la base des rituels, mais sur la base de la vue. La pratique bouddhiste se fonde sur une vue du non-soi alors que la pratique hindouiste se fonde sur une vue du soi ou atman. »
Puis, Sa Sainteté évoqua l’établissement du bouddhisme au Tibet au 8e siècle par un trio de personnages appelés l’Abbé, l’Adepte et le Roi. Shantarakshita, l’Abbé était un maître indien de discipline monastique ainsi qu’un philosophe et logicien réputé. Padmasambhava, l’adepte tantrique, n’avait pas de vœux monastiques. Ainsi deux communautés se développèrent au Tibet, la communauté monastique en robes rouges, et celle des pratiquants tantriques en robes blanches. En Inde, seules les personnes ordonnées formaient une communauté. Quand un moine tantrique indien ressentait le besoin de quitter les limites de la communauté monastique, généralement il s’en allait tout seul. Sa Sainteté ajouta :
« Le Professeur LM Joshi, érudit indien aujourd’hui décédé, m’a expliqué que selon lui trois causes concoururent au déclin du bouddhisme en Inde. Premièrement il y aurait eu la corruption, le fait que la communauté monastique se mit à s’intéresser exagérément à l’accumulation de richesses, ce qui ébranla le respect du public. Ensuite, il y eut de plus en plus de comportements excessifs liés aux tantras mais contraires aux normes monastiques, ce qui là encore eut un effet négatif sur le respect du public. Et enfin, le désengagement croissant des dirigeants dans leur aide aux institutions monastiques. »
Dans le même ordre d’idées, Sa Sainteté rapporta ce qu’un bouddhiste chinois lui avait raconté il y a quelques années à propos de lamas tibétains qui se rendaient en Chine sous le couvert d’être des grands maîtres mais qui se révélaient bientôt être surtout intéressés par l’argent et les femmes. Sollicité d’intervenir à ce sujet, Sa Sainteté répondit que malheureusement, depuis l’Inde, il ne pouvait pas faire grand-chose. Néanmoins, il recommanda fortement aux bouddhistes chinois de se familiariser avec les qualités requises d’un maître spirituel et d’évaluer leurs enseignants à l’aune de ce standard. Sa Sainteté ajouta que ce conseil était valable pour l’Occident aussi.
La pratique du tantra telle que décrite dans les manuels de pratique présuppose une compréhension de la vacuité. Le yoga de la déité suppose d’abord une réflexion sur la vacuité, puis que ce même esprit [contemplant la vacuité] se manifeste sous la forme de la déité de méditation. Ces techniques de méditation sont sophistiquées et permettent au pratiquant d’utiliser un niveau de conscience plus subtil que l’esprit ordinaire. Elles sont non seulement puissantes mais elles sont le seul moyen de se défaire des obscurcissements subtils à la connaissance. Sa Sainteté expliqua alors :
« Nous avons deux ennemis, l’auto-chérissement, ou l’esprit centré sur soi-même, et la conception erronée du soi. Comprendre la vacuité peut aider à contrecarrer ces ennemis. Je ne prétends pas avoir compris la vacuité, mais je crois pouvoir dire que je n’en suis pas très éloigné et je peux vous assurer du pouvoir de la pratique. La nécessité de faire usage de notre intelligence pour transformer nos émotions est centrale dans le bouddhisme en général et plus particulièrement pour la tradition de Nalanda. Je suis une personne âgée maintenant mais je me considère toujours comme un étudiant. Et je décris d’habitude la tradition tibétaine comme une forme complète de bouddhisme parce que c’est un système qui permet de combiner les traditions palie et sanskrite, le mahayana et le vajrayana en une seule session. »
Les Huit versets de transformation de la pensée viennent de la tradition kadampa qui, expliqua Sa Sainteté, commença avec Atisha en qui les lignées des traditions vaste et profonde étaient confondues. L’auteur de ce texte, Guéshé Langri Tangpa, faisait remonter la chaîne de transmission de cet enseignement à Atisha puis à Sharawa, Potowa et Dromteunpa. Il traite de l’esprit d’éveil conventionnel et ultime. Sa Sainteté apprécie personnellement ce texte, qu’il a mémorisé et qu’il se récite à lui-même chaque fois qu’il en a l’opportunité, comme par exemple quand il est bloqué dans un aéroport. Il lut le texte rapidement en faisant un résumé rapide de chacun des versets.
Le premier verset met l’accent sur l’attitude juste à avoir vis-à-vis d’autrui, le second précise que nous devrions nous voir nous-mêmes comme inférieurs à eux. Le troisième nous met en garde contre les émotions perturbatrices et le quatrième nous incite à apprécier la valeur des êtres difficiles. Le cinquième nous conseille d’accepter la défaite et de donner la victoire à autrui tandis que le sixième prévient que nous serons déçus si nous nous attendons à être payé de retour pour le bien que nous faisons. Le septième verset fait réfèrence à la pratique de prendre et donner, autrement dit l’échange de soi avec autrui, tandis que les deux derniers vers du huitième verset clarifient la vue.
Après le repas de midi, Sa Sainteté rencontra environ 1.000 Tibétains, 270 de Vancouver tandis que les autres venaient essentiellement de Calgary, Seattle et Portland. Il y eut un chant traditionnel suivi de la lecture du rapport du représentant local évoquant le soutien financier que la communauté locale s’efforce d’apporter aux Tibétains venant d’arriver de l’état de l’Arunachal Pradesh dans le cadre de la dernière vague d’immigration de Tibétains vers le Canada. Le rapport mentionna également la consternation provoquée chez les Tibétains de Vancouver par les manifestations des supporters de Shougdèn contre Sa Sainteté. Pour eux et pour tous les Tibétains du monde, ces manifestations sont une source de douleur, disent-ils.
Dans sa réponse, Sa Sainteté se déclara très heureux qu’ils aient tous cette chance de se rencontrer.
« Voilà maintenant 55 ans que nous sommes en exil ; de nouvelles générations élèvent leurs propres enfants. Nous sommes restés fidèles à notre religion et notre culture et l’esprit tibétain est plus fort que jamais. La cause tibétaine reste vivace et suscite de l’intérêt à cause de notre religion et de notre culture. Comme je l’expliquais plus tôt, notre tradition bouddhiste est la seule à faire appel à la logique et au raisonnement. Et il est toujours exact que la tradition de Nalanda s’exprime avec le plus d’exactitude dans la langue tibétaine. En Inde, il ne reste que des ruines de l’université de Nalanda mais la tradition à laquelle elle a donné naissance est toujours vivante parmi les Tibétains. Cela est significatif quand le nombre de bouddhistes en Chine de nos jours est estimé à 4 ou 500 millions, et beaucoup d’entre eux manifestent un intérêt grandissant pour ces choses. »
Faisant suite à des commentaires concernant la polémique autour de Dolgyal/Shougdèn, Sa Sainteté indiqua que cette question remonte au temps du 5e Dalaï Lama qui dans son autobiographie évoque le tort causé par cet esprit au Dharma et aux êtres. Sa Sainteté dit que le 5e et le 13e Dalaï Lamas avaient restreint cette pratique et que, même au temps du 7e, des maîtres éminents s’y étaient opposés. Sa Sainteté précisa que c’était une erreur de sa part d’avoir adopté cette pratique mais qu’il y avait mis fin dès qu’il en avait pris conscience.
« J’ai de la peine pour ces manifestants, dit-il, parce qu’ils sont manipulés. Par exemple, à Hambourg, ils ont montré des affiches de moi coiffé d’un bonnet style musulman et déclaré que j’étais musulman et non bouddhiste. Je ne suis pas inquiet, la vérité éclatera. Certains des manifestants sont tibétains. Je suis désolé pour eux et n’ai aucune colère envers eux. »
La session de l’après-midi fut consacrée à l’initiation de Avalokiteshvara à mille bras. Sa Sainteté cita Goungthang Tenpai Dronmey qui conseillait de ne pas prendre l’initiation dans le but d’être riche ou de vivre longtemps. Le tantra est fait dans le but d’atteindre l’éveil d’un bouddha. Au cours de la cérémonie, Sa Sainteté guida l’assistance dans la prise des vœux de bodhisattva. Pour finir, il déclara :
« Ces trois jours à Vancouver sont passés. J’y ai pris grand plaisir, merci. Gardez à l’esprit les sujets que nous avons abordés. Essayez de les mettre en pratique mais ne le faites pas avec des attentes à court terme. Nagarjuna a dit que la voie du Bouddha vise à libérer les êtres innombrables au cours d’ères innombrables. Merci encore et à la prochaine fois ! »