Vancouver, Canada, 22 octobre 2014
Après une nuit de tempête, le Dalaï Lama traversa la ville de Vancouver pour se rendre à l’Université de British Columbia par un matin plein de lumière. Les arbres qui longeaient la route brillaient des nuances rouge et or de l’automne. Sa Sainteté était attendu pour participer à une table ronde au Chan Center for the Performing Arts organisée par l’Université et le Dalaï Lama Center for Peace and Education. 1.000 personnes, essentiellement des étudiants, réservèrent un accueil très chaleureux à Sa Sainteté à son arrivée sur la scène. En une courte introduction, Victor Chan attira l’attention sur l’intérêt que Sa Sainteté porte depuis longtemps à la science et la technologie et sur les efforts qu’il a fournis pour trouver des points communs entre la science de l’esprit de l’Inde ancienne et la science moderne.
Des représentants du peuple Musqueam invitèrent les membres de l’assistance à se tenir la main tandis qu’ils chantaient un chant de bienvenue à « l’Oncle Océan », pour manifester leur reconnaissance pour les conseils de Sa Sainteté. Le modérateur de la rencontre fut le Dr. Anthony Philips, expert international en fonction cérébrale et comportement, et scientifique confirmé à l’UBC. Il présenta Kim Schonert-Reichl, qui parla du travail qu’elle effectue pour faire en sorte que la vie des enfants soit meilleure. Elle a constaté que parfois ce sont les enfants vivant dans les quartiers les plus défavorisés qui ont le plus de compassion et sont plus habiles à résoudre les problèmes. Elle demanda à Sa Sainteté de parler de sa mère et de l’influence de celle-ci sur sa propre enfance. Sa Sainteté répondit :
« Ma mère était analphabète, sans éducation, une femme de paysan. Nous n’étions pas si pauvres. Sans doute les conditions économiques de la famille font une réelle différence. La véritable source de bonheur pour les pauvres, c’est simplement et seulement l’amour humain. Je me souviens de m’être retrouvé au cours d’une conférence en Inde avec un vieil ami qui était issu d’une famille royale indienne. Pour le taquiner, je lui ai dit que même si lui était d’ascendance royale, de mon côté j’avais peut-être reçu plus d’amour et d’affection que lui parce que ma mère m’avait gardée auprès d’elle. Tandis qu’elle vaquait à ses occupations, elle me portait sur ses épaules et je la dirigeais d’un côté et de l’autre en lui tirant sur les oreilles. Dans son cas à lui, il avait surtout été confié aux soins d’une nourrice. Mon enfance a été pleine de joie.
« Pour ce qui est de mon éducation, notre système monastique met l’accent sur l’usage de la raison. Le Bouddha a encouragé ses disciples à examiner ce qu’il avait enseigné à la lumière de la raison, à faire des recherches et à mettre ses paroles à l’épreuve. Je n’ai commencé à m’intéresser vraiment à l’étude qu’à l’âge de 11/12 ans, mais j’ai toujours été très curieux. Je voulais toujours savoir comment marchaient les choses. Je démontais et remontais mes jouets. J’ai travaillé avec un moine chinois à réparer et entretenir un projecteur de cinéma qui avait appartenu au 13e Dalaï-Lama. C’est ainsi que j’ai appris les principes de l’électricité.
Sa Sainteté raconta aussi que la technologie qu’il a pu observer dans les usines et centrales en Chine en 1954 a éveillé en lui un intérêt qui s’est poursuivi après sa fuite en Inde en 1959. Vingt ans plus tard, il initia un dialogue avec des scientifiques spécialisés en cosmologie, neurobiologie, physique et psychologie, dialogue qui donna ensuite naissance à l’Institut Mind & Life. Il suggéra qu’il était nécessaire de trouver un équilibre entre la compréhension du monde extérieur et celle du monde intérieur, de la conscience. La mise en pratique des découvertes scientifiques doit absolument être guidée par les principes moraux, insista-t-il.
S’adressant à l’auditoire, il déclara :
« J’ai peut-être presque 80 ans, mais je me considère toujours comme un étudiant, tout comme ces jeunes gens ! »
Le Professeur Hillel Goelman parla de deux domaines de recherche : le cas des nouveaux-nés prématurés qui survivent mais présentent un certain nombre de handicaps et celui des jeunes enfants de 3 ans dont les parents sont anxieux et la déprimés. Kylie Hamlin indiqua que généralement les enfants de 2 ans ne sont pas considérés comme étant très généreux ; cependant, ses recherches montrent qu’ils sont contents de partager. Elle présenta une vidéo à l’appui de ses déclarations. Sa Sainteté fut prompt à remarquer que la vidéo ne présentait qu’un cas isolé et s’intéressa aux statistiques. Kylie Hamlin répondit qu’elle avait mené des centaines d’expériences similaires. Elle montra d’autres vidéos prouvant que les jeunes enfants préfèrent les activités d’entraide aux autres, ce qui l’amène à conclure que les très jeunes êtres humains sont réceptifs à la bonté innée ; ils l’apprécient. Soutenir ce type de comportement représente un potentiel immense dans le sens de leur développement positif.
L’économiste, John Helliwal, se réjouit de l’influence de Sa Sainteté dans le domaine de la science et de la recherche à l’UBC, suggérant que par ses conseils de commencer par comprendre le cœur afin de savoir comment l’éduquer, il dirigeait l’orientation de la recherche tout comme, petit enfant, il faisait comprendre à sa mère où il voulait aller. Il indiqua qu’à l’UBC on apprend moins à réparer les dommages créés et davantage à créer de la joie et de meilleures conditions pour les enfants. Puisque Kylie Hamlin avait démontré que la générosité était partie intégrante de l’esprit humain, il était nécessaire d’apprendre à la développer. La prise de conscience que le développement matériel seul n’est pas la seule source de bonheur grandit.
Sa Sainteté mentionna ensuite deux questions qui le laissent perplexes. La première concerne les tortues qui, dans des lieux comme Hawaii par exemple, pondent leurs œufs dans le sable des plages et laissent incuber et éclore leurs petits tout seuls. Sa Sainteté se demande s’il y a le moindre signe de reconnaissance ou autre entre la mère et les bébés tortues. La deuxième question concerne les moustiques. En riant, Sa Sainteté expliqua que parfois, quand il est de bonne humeur et qu’il est certain qu’il ne court pas le risque d’attraper la malaria, il laisse un moustique se nourrir de son sang. Il remarque alors que le moustique, une fois rassasié, s’envole sans montrer le moindre signe de reconnaissance. Comme d’autres animaux en sont capables, il se demande quelle taille doit avoir le cerveau pour que cela se produise naturellement. Sa Sainteté indiqua qu’il avait posé la question à des professeurs d’Oxford mais qu’il attendait toujours la réponse.
Enfin, Sa Sainteté s’adressa aux jeunes présents dans l’assistance. Il reconnut que la génération du 20e siècle, à laquelle il appartient, avait créé de nombreux problèmes sur la planète et suggéra que ce serait à la génération du 21e siècle de les résoudre. Ce n’est pas le moment de se reposer et de prendre les choses pour acquises, dit-il. Comme l’une des causes du problème est un égocentrisme exacerbé, la solution sera en partie de réaliser que notre monde est interdépendant et de prendre en considération les intérêts de l’ensemble des 7 milliards d’êtres humains.
Après le déjeuner, dans un appartement prêté par la famille coréenne Kim, situé au 62e étage, et qui est le point le plus élevé de la ville, Sa Sainteté reçut Chris Anderson, conservateur des conférences TED. Il rappela l’un de ses plus anciens souvenirs : à l’âge de trois ans, il avait eu peur d’un grand chameau noir. Interrogé sur ce qu’il avait appris de sa mère qui, même après qu’il ait été séparée d’elle à Lhassa, venait le voir régulièrement avec du pain tout frais qu’elle avait cuit elle-même, il répondit : gentillesse et affection. Il parla des aspects analytiques de l’entraînement bouddhiste qui avaient conforté sa curiosité naturelle, indiquant que le bouddhisme et la science sont compatibles puisque le Bouddha lui-même a encouragé l’investigation personnelle.
Chris Anderson reprit à son compte une question qui lui avait été posée : quel est le but de la vie ? Sa Sainteté répondit :
« A un niveau ordinaire, je dirais que le but de la vie est d’obtenir le bonheur. Mais il y a deux sortes de bonheur. Le bonheur venant des expériences sensorielles, qui est d’assez courte durée, mais aussi un bonheur à plus long terme, celui de l’esprit. Et en tant qu’êtres humains nous avons la possibilité de trouver cette paix et ce bonheur de l’esprit. »
Sa Sainteté évoqua alors le souvenir de sa rencontre avec un moine espagnol qui avait passé 5 ans en retraite dans un ermitage de montagne, vivant pratiquement de pain et d’eau. Interrogé sur la teneur de sa pratique, le moine lui avait répondu qu’il méditait sur l’amour et, tandis qu’il disait cela, Sa Sainteté remarqua dans ses yeux une étincelle de bonheur authentique. L’amour est gage de confiance en soi, déclara alors Sa Sainteté, tandis que la colère entraîne la peur. Ainsi l’amour remplace la crainte et engendre la tranquillité d’esprit. Plus tôt dans la journée, la preuve scientifique avait été apportée que naturellement les enfants réagissent de manière plus positive dans un environnement d’entraide, rappela-t-il.
Anderson demanda alors si l’humanité allait mieux ou plus mal.
« Etes-vous optimiste ? »
Sa Sainteté répondit :
« Regardez les changements au cours du 20e siècle. En 1996, j’ai demandé à la Reine Mère d’Angleterre, qui avait traversé pratiquement le siècle tout entier, si elle pensait que les choses allaient mieux, moins bien et n’avaient pas évolué. Sans la moindre hésitation, elle dit que les choses allaient en s’améliorant. Quand elle était jeune, il n’était pas question de droits de l’homme ou d’auto-détermination, notions qui sont maintenant largement répandues. De même, au début du 20e siècle, on pensait que l’on pouvait résoudre les problèmes par la force militaire, ce qui n’est plus le cas. Enfin, à cette époque, la science et la religion étaient très éloignées l’une de l’autre, alors que de nos jours on apprécie de plus en plus, même parmi les scientifiques, la valeur du bon cœur chaleureux. Au cours du 21e siècle, nous pouvons continuer à changer, mais cela exigera enthousiasme, détermination et vision. »
Sa Sainteté indiqua qu’il n’avait pas peur de sa propre mort, parlant de la mort comme d’un processus naturel. Il dit que la clé consiste à donner son plein sens à sa vie. Faire du bien aux autres est la source de la paix.
A propos de la Chine, Sa Sainteté reconnut que la RPC était la nation la plus peuplée du monde, une vieille nation au peuple travailleur. La Chine a un grand potentiel pour apporter une contribution positive au bien du monde, dit-il, mais pour cela elle doit d’abord gagner la confiance du monde. Le milliard et 3 millions de Chinois ont le droit de connaître la réalité et sur cette base sont capables de juger de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. La censure est donc une erreur. De plus, il est nécessaire que le système judiciaire chinois s’améliore pour rejoindre les standards internationaux.
Finalement, Chris Anderson, conservateur de TED qui traite des « idées valant la peine d’être diffusées », demanda à Sa Sainteté quelle serait la seule idée qu’il souhaiterait diffuser. Ce dernier répondit :
« L’unité de l’humanité, l’égalité entre tous les êtres humains comme étant membres de la grande famille humaine. L’importance de transcender la division entre « nous » et « eux ».
Au cours de la discussion qui suivit, rassemblant en une table ronde 20 directeurs d’entreprises de premier plan, Sa Sainteté poursuivit sur le même thème, déclarant qu’il se considérait simplement comme l’un des 7 milliards d’êtres humains.
« S’ils sont heureux, je le suis. S’ils ont des problèmes, c’est un problème pour moi aussi. Nous sommes des animaux sociaux ; il est tout à fait clair pour moi que, peu importe si la richesse d’une famille, si ses membres sont pleins de méfiance les uns pour les autres, ils seront malheureux. Alors que dans une famille pauvre dans laquelle la bonté prévaut, tout le monde est heureux. »
Sa Sainteté évoqua une famille de Mumbai qui était venue le voir en Inde pour lui demander sa bénédiction. Il leur dit qu’il n’avait pas de bénédiction à donner, mais qu’ils avaient eux-mêmes les moyens de se créer des bénédictions. Etant fortunés, ils pouvaient utiliser leur richesse pour fournir éducation et soins médicaux aux habitants pauvres des bidonvilles de Mumbai, ce qui serait source de bénédiction pour eux.
A une question sur la manière de faire entrer la compassion dans le monde du business, Sa Sainteté rappela que même les animaux font preuve de compassion. Chez les êtres humains, la compassion peut se combiner à l’intelligence. On peut, à l’aide de l’intelligence, développer une compassion embrassant l’ensemble des 7 milliards d’êtres humains. La compassion est une émotion constructive qui est liée à l’intelligence, alors que les émotions destructives sont liées à l’ignorance. Ainsi, la compassion peut être enseignée et apprise. Sa Sainteté suggéra que pour apporter plus de compassion et de bonté au monde du business, il est important de penser à la nature de l’économie globale, qu’il compara à un abri qui couvrirait une vaste surface mais serait soutenu par les piliers des entreprises et des économies nationales. Cela laisserait moins d’espace à la confidentialité et davantage à la compétition positive au lieu de négative. La confiance et le sens de la responsabilité sont importants.
Sa Sainteté indiqua que pour lui le véritable espoir était la génération montante, cette génération du 21e siècle qui actuellement grandit et s’instruit. Pour eux, la formation au bon cœur sera d’une grande importance ; aussi l’éducation est-elle un facteur-clé. Il dit à quel point il était heureux de voir le sérieux avec lequel ses conseils étaient accueillis en Colombie-Britannique. Comme on lui demandait de quelle manière le monde de l’entreprise pouvait contribuer à modeler le système éducatif, Sa Sainteté marqua un temps d’arrêt puis mentionna l’exemple de cette entreprise de jouet qui, il y a 10 ou 15 ans, décida de cesser de produire des jouets en rapport avec la violence et la peur.
La discussion touchait à sa fin. Demain, Sa Sainteté donnera un enseignement d’introduction au bouddhisme basé sur les « Huit versets de l’entraînement de l’esprit » le matin et une initiation de Avalokiteshvara l’après-midi, à la requête de l’Association du monastère de Tsengdok et de la Société culturelle tibétaine de Colombie-Britannique.