9 février 2015
Bâle, Suisse, 8 février 2015 – Les rues étaient vides, froides et sombres lorsque Sa Sainteté le Dalaï Lama s’est rendu de son hôtel à la St Jakobshalle ce matin. Il a néanmoins été accueilli par un groupe de jeune danseurs et musiciens tibétains à son arrivée. Après une brève séance photographique avec eux, il est directement rentré afin de commencer les rituels préparatoires de l’initiation d’Avalokitéshvara qu’il devait conférer un plus tard.
Sa Sainteté le Dalaï Lama procédant aux rituels préparatoires pour l’Initiation d’Avalokitéshvara à Bâle (Suisse) le 8 février 2015. Photo/Jeremy Russell/OHHDL |
Les lieux étaient presque vides lorsqu’il s’assit devant un petit pavillon abritant le mandala et une grande thangka représentant les déités associées avec le Grand compatissant, Seigneur du monde (Mahakarunika Lokéshvara / Tchenrézig Djigtèn Wangtchouk).
Quand il s’assit sur le trône d’enseignement, Sa Sainteté a ri en saluant le public :
« Bonjour, j’espère que vous avez tous bien dormi et n’allez pas somnoler aujourd’hui ! »
Il a cité des versets tirés de la Sagesse fondamentale de Nagarjuna qui remettent en question la notion d’un soi des personnes distinct des éléments et des parties dont il dépend.
La personne n’est ni la terre, ni l’eau,
Ni le feu, ni l’air, ni l’espace,
Ni la conscience, ni le tout,
Mais séparée d’eux, elle n’existe pas
De même qu’une personne n’est pas réelle
Puisqu’elle se compose de six éléments,
De même chacun de ses éléments
N’est pas réel non plus puisqu’il est un composé.
En conclusion à sa lecture du Commentaire sur l’esprit d’Éveil, Sa Sainteté cita des versets qui louent la production de l’esprit d’éveil et d’un intérêt plein de compassion envers le bien-être des autres :
76 Les fruits désirables et indésirables
Du monde aux destinées bonnes et mauvaises
Naissent du bien et du mal
Que l’on a pu faire aux êtres.
77–78 Si, en servant les êtres,
On atteint l’insurpassable état de bouddha,
Pourquoi s’étonner de ce qu’il n’y ait
Pas une des richesses céleste ou humaine
Dont jouissent Brahmâ, Shakra
Ou les rois, dans ces trois mondes,
Qui ne provienne
D’un simple bienfait dispensé aux êtres ?
Sa Sainteté a ensuite commencé l’initiation d’Avalokitéshvara. Il a expliqué qu’elle provient d’une série de visions secrètes du 5e Dalaï Lama. Il a confirmé les avoir reçues de son tuteur Tagdrag Rinpoché et avoir accompli la retraite requise. Au cours de l’initiation, il a amené l’assemblée à générer l’esprit d’éveil de la bodhicitta et les vœux de bodhisattva. A la fin, il a indiqué qu’il existe bien une sadhana pour la pratique composée par Jamyang Khyentse Wangpo, mais qu’il lui semble plus efficace de cultiver quotidiennement l’esprit d’éveil de la bodhicitta et la compréhension de la vacuité.
Sa Sainteté le Dalaï Lama écoutant les jeunes chanteurs et musiciens interprétant un extrait d’opéra tibétain avant sa conférence publique à Bâle (Suisse) le 8 février 2015. Photo/Olivier Adam |
De retour après le déjeuner, Sa Sainteté a visiblement apprécié l’extrait d’opéra tibétain interprété par un groupe de jeunes chanteurs et musiciens. Guy Morin, le président du gouvernement cantonal, a indiqué dans son discours d’accueil que les premiers Tibétains s’étaient installés à Bâle il y a 55 ans, peu de temps après leur exil. Il a taquiné le public en disant que, d’après les recherches qu’ils font sur Google, les habitants de Bâle semblent être les moins heureux de Suisse. Il a demandé à Sa Sainteté : « Comment devenir plus heureux ? »
« Mes frères et mes sœurs », a répondu Sa Sainteté, « je suis extrêmement heureux d’être venu ici pour vous rencontrer. Lorsque je regarde les visages de toutes les personnes venues ici à Bâle, elles me semblent toutes plutôt heureuses. Je pense que votre question nécessite une enquête plus approfondie.
« Les 7 milliards d’êtres humains peuplant actuellement la terre affrontent des problèmes. Personne n’en est exempt, mais l’attitude mentale que nous adoptons face à eux entraîne une grande différence dans notre façon de réagir. Bien entendu, l’équipement matériel et le confort sont importants et ont leur place. Mais j’ai rencontré des gens disposant de tous les équipements et du confort possibles qui étaient pourtant malheureux. À l’inverse, je me souviens souvent de ce moine catholique rencontré à Montserrat en Espagne, qui avait passé 5 ans dans les montagnes, vivant en ermite d’eau et de pain. Je lui ai demandé quelle avait été sa pratique et il m’a répondu qu’il avait médité sur l’amour. En disant cela, ses yeux brillaient de joie. Ce témoignage montre que notre expérience mentale est supérieure à notre expérience physique. Nous avons besoin de paix intérieure, de cette forme de paix qui reste impassible même en cas de turbulences. »
Sa Sainteté a fait remarquer que les scientifiques avaient découvert que la paix de l’esprit et les qualités qui permettent de l’atteindre, comme la patience, la tolérance et le pardon, sont aussi bénéfiques à notre santé physique qu’à notre bien-être mental. La question est de savoir comment promouvoir les valeurs internes qui entraînent la paix de l’esprit, a-t-il poursuivi, suggérant de s’appuyer davantage sur la raison, le bon sens et les découvertes scientifiques que sur la tradition religieuse.
Sa Sainteté le Dalaï Lama en train de parler pendant sa conférence publique à la St Jakobshalle de Bâle (Suisse) le 8 février 2015. Photo/Olivier Adam |
Comme exemple d’une approche différente à l’éducation aux valeurs internes, il a cité le sécularisme qu’on peut observer en Inde, pays doté d’une constitution séculière. L’approche indienne consiste à porter un regard égal sur les positions de toutes les traditions religieuses y compris celles des non-croyants ; cette approche semble particulièrement pertinente dans le monde actuel. Sa Sainteté a suggéré que, quels que soient les termes utilisés pour décrire ce qu’il appelle l’éthique séculière, il s’agit d’une approche des valeurs humaines qui ne se confine pas à telle ou telle croyance religieuse. Il a déclaré que lorsqu’il s’était exprimé la veille et le matin, il l’avait fait en tant que moine bouddhiste, mais qu’il parlait maintenant à titre de simple être humain :
« Vous avez des problèmes et moi aussi. Vous devez faire face à des émotions comme la colère et la jalousie, moi aussi. Et de la même manière que je prête attention aux valeurs internes pour essayer de générer la paix intérieure, vous pouvez vous aussi trouver le bonheur en vous-même, au sein de votre famille et de votre communauté. En tant qu’êtres humains, nous sommes tous fondamentalement identiques. »
Sa Sainteté a effectué une distinction entre les membres du public âgés comme lui de plus de 30 ans et appartenant au XXe siècle et les plus jeunes qui appartiennent au XXIe siècle. Il a suggéré que, si nous ne pouvons pas changer le passé, il est toujours possible d’en tirer des leçons. Si les jeunes d’aujourd’hui prennent les mesures nécessaires, il est tout à fait possible de faire du XXIe siècle une ère de dialogue dans un monde plus heureux et plus paisible.
Après qu’il ait invité le public à poser des questions, quelqu’un lui demanda comment il pouvait être heureux sans liberté. Il répondit s’être senti véritablement libéré après avoir atteint l’Inde. Quant à savoir s’il y aurait ou non un 15e Dalaï Lama, il a répété ce qu’il avait déjà déclaré et clarifié dès 1969, que la question relevait en dernier ressort du peuple tibétain. Cependant, des leaders spirituels tibétains ont décidé au cours d’une réunion en 2011 de revoir cette question quand le dalaï lama aurait 90 ans. Sa Sainteté a donc déclaré en riant : « Il faut encore attendre 10 ans ! »
Un membre du public posant une question à Sa Sainteté le Dalaï Lama pendant sa conférence publique à la St Jakobshalle de Bâle (Suisse) le 8 février 2015. Photo/Olivier Adam |
À la question de savoir si les animaux peuvent ou non atteindre l’état de Bouddha, Sa Sainteté a répondu que la conscience est la graine de l’éveil. La vie humaine est précieuse car même si certains animaux ont des facultés sensorielles plus développées, l’être humain possède une intelligence qui lui donne un immense potentiel. Un jeune garçon a demandé pourquoi les autres l’embêtaient à l’école. Sa Sainteté lui a répondu qu’il ne savait pas car il avait l’air humble et doux. Mais il a suggéré que parfois, lorsque les autres cherchent à profiter de vous, il faut savoir être un peu coriace.
Un homme a pris la parole et commencé : « Des millions de pratiquants de Shougdèn… » mais le micro lui a été enlevé immédiatement et il n’a pas pu achever sa phrase. Sa Sainteté a compris ce qui se passait et a calmement répondu :
« Oui, il y a des gens qui manifestent contre moi là dehors. Ils exercent leur liberté d’expression. Mais cela n’a rien de nouveau, le problème remonte au XVIIe siècle, à l’époque du 5e Dalaï Lama. Depuis ; la plupart des lamas importants de toutes les traditions tibétaines ont déclaré que Shougdèn ou Dolgyal était un esprit maléfique. J’en ai fait la pratique jusque dans les années 1970, période où j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Mon tuteur senior y était totalement opposé. J’ai fait des recherches et j’ai vu clairement qu’il s’agissait d’un esprit maléfique. J’y ai donc renoncé et peu après l’un de nos monastères a rencontré des problèmes, que mon tuteur cadet a attribués au fait qu’ils avaient été déloyaux à l’égard de cet esprit malfaisant. Leur protectrice traditionnelle, Palden Lhamo, en aurait été fâchée. »
« Je n’ai pas interdit la pratique, mais il est de mon devoir de dire clairement la vérité. Ces personnes ont néanmoins le droit d’exercer leur liberté de choix. »
Cette réponse a été accueillie par des applaudissements enthousiastes. À une autre question portant sur la préparation au processus de la mort, Sa Sainteté a répondu que le plus important était avant tout de mener une vie ayant un sens, au service des autres si possible, mais au moins sans leur être nuisible. Une autre personne expliqua qu’elle avait été trompée par des gens sur Facebook, notamment lorsqu’elle avait réalisé qu’il s’agissait de partisans de Shougdèn. Sa Sainteté dit qu’il ne devrait pas y avoir de telles situations, comme lorsque le magazine Time a fait sa couverture sur l’histoire d’un moine birman qualifié de « terroriste bouddhiste ».
Sa Sainteté le Dalaï Lama remercie le public au terme de sa conférence publique à la St Jakobshalle de Bâle (Suisse) le 8 février 2015. Photo/Olivier Adam |
Le président de la Communauté tibétaine en Suisse et au Liechtenstein a présenté un rapport financier et remercié tous ceux qui avaient contribué au succès de ces deux journées pendant lesquelles ils avaient reçu Sa Sainteté. Dans une allocution directement destinée aux Tibétains, Sa Sainteté a ensuite salué le profond sentiment d’unité et de patriotisme régnant entre les Tibétains résidant aussi bien au Tibet qu’en dehors. Il les a encouragés à étudier et maintenir l’usage et la connaissance de leur langue et de leur culture et à veiller à ne pas ternir la réputation d’honnêteté et de gentillesse des Tibétains, avant de conclure :
« J’ai été extrêmement bien accueilli ici à Bâle et je vous en remercie. Tashi Delek, demeurez dans le bonheur. »
Lorsque Sa Sainteté est retourné à son hôtel, il faisait à nouveau nuit, mais les chanteurs et musiciens tibétains l’attendaient pour le saluer. Sa Sainteté partira demain pour la Norvège.