New-York, NY, USA – le 5 novembre 2014
Sous un ciel gris, les rues de New-York paraissaient bien sombres tandis que Sa Sainteté le Dalaï Lama roulait vers le Javits Convention Center pour l’avant-dernier de ses engagements de sa tournée nord-américaine. A l’intérieur, une assemblée haute en couleur de 5.000 Tibétains l’attendaient tout sourire quand il monta sur la scène avec en toile de fond une représentation du Potala. Tout le monde se mit debout pour l’hymne national tibétain, puis le Président de l’Association tibétaine de New-York et du New-Jersey (NYNJTA) présenta un compte-rendu. Il expliqua que cette association, créée en 1979, est non-sectaire et sans préjugés régionaux non plus. Son objectif est de permettre à tous les Tibétains d’entretenir leur sens de la communauté et pour participer à des activités culturelles. L’association offre également aux enfants tibétains la possibilité d’étudier la langue tibétaine, etc. et prend en charge les frais de ces cours. Au titre des contributions du Green Book, les membres de l’association versent 200 US$ par an à l’Administration centrale tibétaine (CTA).
L’association non seulement reconnaît Sa Sainteté comme le leader des Tibétains, mais comme un leader pour le monde entier et, s’engageant solennellement à suivre ses conseils, le supplie de vivre longtemps.
« Mes chers frères et sœurs tibétains, répondit Sa Sainteté, aujourd’hui, en vous voyant tous rassemblés, j’ai cru un moment que j’étais de retour au Tibet, ou dans l’une des importantes colonies du sud de l’Inde. Vous travaillez tous très dur pour maintenir votre identité et votre esprit tibétains, je vous en remercie. Ici, sur cette nouvelle terre, on dirait que vous avez fait beaucoup d’enfants ! Assurez-vous qu’ils grandissent en tant que Tibétains. Vous leur apprenez peut-être à chanter le verset de refuge, mais cela ne suffit pas. On peut enseigner cela à perroquet. On avait un perroquet au Norbulingka, il pouvait réciter des “manis” tout en dodelinant très joliment de la tête. Il faut que les enfants étudient et sachent ce que c’est que le Dharma. Les bouddhistes du 21e siècle doivent étudier. Faire des prosternations, psalmodier des mantras et faire des circumambulations, tout cela c’est très bien, mais ce n’est pas la pratique principale. Il faut savoir comment transformer l’esprit. »
Sa Sainteté poursuivit en disant que la tradition bouddhiste tibétaine, qui dérive de la tradition de Nalanda, est étonnante. C’est une culture de paix qui a sa contribution à apporter dans un monde où dominent la compétition et les conflits. Aujourd’hui, même les hommes de science s’intéressent à sa connaissance de l’esprit et des émotions. C’est la paix de l’esprit qui est importante, et le simple fait de chanter des prières ne suffit pas pour l’assurer.
Sa Sainteté parla de ses espoirs de reclassifier le contenu du kangyour et du tengyour en science, philosophie et religion. Il signala que les écoles de pensée de l’Esprit-Seul et de la Voie du milieu avaient beaucoup en commun avec l’approche de la physique quantique et peuvent présenter un intérêt pour tout un chacun, tandis que des sujets comme les Quatre nobles vérités sont essentiellement le domaine d’intérêt des bouddhistes. Deux volumes de science issus de ces sources ont récemment été publiés en tibétain et seront bientôt disponibles dans des traductions en anglais, en chinois et dans d’autres langues.
Avec l’arrivée du bouddhisme au Tibet, les valeurs collectives de la société se sont imprégnées de compassion. Les Tibétains ont leur propre langue parlée et écrite ; cette langue est celle qui convient le mieux pour exprimer la voie bouddhiste, y compris les tantras, la logique et l’épistémologie. Sa Sainteté a encouragé l’étude des textes bouddhistes classiques, même dans les monastères et les nonneries qui auparavant ne s’occupaient que de chanter des rituels. A présent, il y a des moniales qui ont mené à bien d’excellentes études et sont près de recevoir leur diplôme de guéshéma. Toute personne qui s’intéresse au bouddhisme doit étudier. Au Ladakh, des personnes laïques se sont organisées en groupes de discussion pour encourager cette démarche ; Sa Sainteté dit qu’il a entendu dire que des gens font la même chose au Tibet. La présence d’un lama n’est pas indispensable. C’est ainsi que l’on peut préserver la religion et la culture tibétaines.
« J’ai étudié notre tradition et je suis toujours fier et plein de confiance, où que je sois et quelles que soient les personnes que je côtoie. Je respecte toutes les traditions religieuses majeures mais je suis conscient que, parmi tous les grands maîtres religieux, seul le Bouddha a donné à ses disciples le conseil et l’encouragement d’examiner et de remettre en question son enseignement. »
Changeant de sujet pour aborder la question de ce qui se passe au Tibet, Sa Sainteté dit :
« Les 6 millions de Tibétains du Tibet sont nos vrais maîtres. Ils vivent des moments difficiles, notamment à cause de la politique pure et dure des autorités chinoises au Tibet. Et cependant, les Tibétains n’ont pas perdu leur moral ni leur caractère. Tout comme le sont les Chinois, les Tibétains sont fiers de leur culture et y sont tout dévoués. Ceux qui peuplent les trois provinces ont un puissant sentiment d’unité en tant que Tibétains ; nous qui sommes en exil devons leur apporter notre soutien.
Chaque fois que je le peux, je rencontre des Chinois. Il y a déjà de nombreuses années, j’ai encouragé la mise en place de groupes d’amitié sino-tibétains, et ces groupes ont fait leur preuve. Aujourd’hui il y a 400 millions de Chinois qui se disent bouddhistes et beaucoup d’entre eux s’intéressent au bouddhisme tibétain. D’autres s’investissent dans la préservation de l’environnement naturel et écologique du Tibet. Les relations avec le Chinois ordinaire se sont améliorées. La cause tibétaine est le combat du fusil, l’usage de la force, contre la vérité. Il se peut qu’à court terme le fusil soit plus efficace mais au bout du compte la vérité l’emportera.
« Quand j’étais jeune à Lhassa, les serviteurs me tenaient informés de ce qui se passait. Je me rendis compte des inconvénients d’un pouvoir trop grand concentré en trop peu de mains. Tout dépendait de votre réseau de connaissances. Je voulais changer cela mais mes tentatives de réforme furent avortées. Le processus de démocratisation a débuté en 1960 et en 2011, avec l’élection d’un nouveau gouvernement, je me suis retiré. Cela a pris du temps mais finalement nous sommes arrivés au point où nos dirigeants sont des dirigeants élus. »
Sa Sainteté expliqua que le Vinaya, ou discipline monastique, fonctionne sur une base démocratique également. La question de l’ordination complète des femmes en est un exemple. Sa Sainteté dit qu’il est pleinement en faveur de cette ordination ; cependant il y a beaucoup de gens, particulièrement des Occidentaux, qui lui demandent d’émettre tout simplement un décret sur le sujet et disent qu’il bloque toute chance d’avancement parce qu’il ne le fait pas. Mais en fait, pour légitimer tout changement relatif au Vinaya, il faut un groupe d’au moins cinq personnes qualifiées.
Sa Sainteté prit le temps de discuter de la question de Dolgyal. Voici ce qu’il en dit :
« Quand j’étais à Dromo, Nechung et Gadong n’étaient pas avec nous, mais il y avait là un médium qui, quoiqu’illettré, était réputé pour ses bonnes prédictions. C’est ainsi que ma relation avec Dolgyal a commencé. Je suis aussi un héritier de la tradition de Pabongka, si bien qu’entre 1950 et 1970, j’ai été un pratiquant de Dolgyal. Dans les années 60, Nechung mentionna qu’il n’était pas bon de faire cette pratique du vagabond, Asay Khenpo. Je lui dis de se taire, ce qu’il fit, et je continuai la pratique.
Puis il y eut la publication du Yellow Book (le livre jaune) dans lequel on pouvait lire que, pour un guélougpa, le fait de pratiquer d’autres traditions attirerait la colère de Dolgyal. J’ai à nouveau consulté Nechung qui m’a raconté une longue histoire. En conséquence, j’ai fait une divination avec des offrandes spéciales à Palden Lhamo, à laquelle participa l’abbé du monastère de Namgyal. Il ne savait pas de quoi il s’agissait mais quand je lui ai dit, il fit remarquer que cela avait été un rituel très puissant. Les questions posées étaient : faut-il que j’arrête la pratique ; et faut-il le faire immédiatement ou graduellement. J’ai arrêté. J’en ai informé Ling Rinpoché qui en a été content car auparavant il avait été très réticent sur mes relations avec Dolgyal. J’ai aussi expliqué tout cela à Trijang Rinpoché, qui remarqua que toute divination en rapport avec Palden Lhamo était infaillible. Il n’émit aucun doute et dit que Nechung était très fiable également. Il dit qu’il devait y avoir de bonnes raisons à ce que nous avions appris, mais il n’était pas contrarié.
« Les manifestants pro-Dolgyal crient des slogans en faveur de la liberté religieuse, mais ma liberté religieuse était soumise à des restrictions quand je m’adonnais à cette pratique. Je voulais recevoir les enseignements du Guhyagarbha de la part de Khunu Lama Rinpoché, mais comme il avait des réticences par rapport à Dolgyal, Ling Rinpoché me conseilla de ne pas le faire. Je ne fus vraiment libre qu’après avoir abandonné la pratique et je pus recevoir de nombreux enseignements de Dilgo Khyentsé Rinpoché.
Dolgyal est une déité mondaine. Certains disent que c’est une manifestation de Manjushri, mais on pourrait dire qu’ultimement Nechung est aussi quelque chose de transcendant. Le 13e Dalaï-Lama mit en garde Pabongka Rinpoché qu’avec sa manière de s’en remettre à Dolgyal il risquait de violer ses vœux de refuge, ce point est rapporté dans la biographie même de Rinpoché. Le 5e Dalaï-Lama a dit que Dolgyal était né de prières perverties, qu’il était un revenant et que sa fonction était de faire du mal. De nombreux autres grands maîtres guélougpa, comme Trichen Ngawang Chokden, s’étaient opposés à cette pratique. Ces manifestants sont dans l’erreur et dans l’ignorance, mais je n’ai pas de colère contre eux.
Ils disent « Arrêtez de mentir, arrêtez de mentir », mais vous, vous m’êtes restés fidèles, je vous en remercie. Le problème est qu’il est nuisible, mais cela regarde les gens s’ils écoutent ou pas. Ma responsabilité est de les prévenir et de clarifier la situation. Je n’ai jamais dit à qui que ce soit qu’il devait m’écouter.
Sa Sainteté fit également référence au travail en cours à Vancouver et en Colombie Britannique pour introduire l’éthique séculière dans les écoles. Il conclut sa conférence avec la transmission des mantras du Bouddha, de Avalokiteshvara, de Manjushri, de Vajrapani, de Tara, de Hayagriva, de Vajrakilaya et du Bouddha de la Médecine. Il dit qu’il s’était écoulé 20 jours depuis son départ de l’Inde, que son voyage avait apporté quelques bienfaits et que sa santé était bonne.
« Soyez heureux. Tashi Delek. »
Après avoir déjeuné à son hôtel et avant son départ pour l’aéroport, Sa Sainteté rencontra un groupe d’étudiants chinois qui étudient à New-York et ses environs. Il s’adressa à eux comme à des frères et des sœurs et fit référence aux relations de longue date qui existent entre les Tibétains et les Chinois, relations qui souvent ont été bonnes mais qui parfois ont été difficiles.
« L’un des problèmes entre nous est l’ignorance. Pendant trop longtemps, trop de gens ont pensé que les Tibétains étaient des arriérés et des barbares. Mais, à présent que l’occasion se présente à eux, il y a davantage de Chinois qui trouvent des choses à admirer au Tibet. Spirituellement, la Chine et le Tibet sont très proches. Aujourd’hui, il y aurait entre 300 et 400 millions de Chinois qui se disent bouddhistes et beaucoup d’entre eux manifestent un certain intérêt pour le bouddhisme tibétain.
En réponse à certaines questions venues de l’assistance, Sa Sainteté retraça l’histoire des relations entre la Chine et le Tibet au cours des 50 dernières années ou plus, parla des moments où, quand l’espoir d’une solution se faisait jour, c’était pour être balayé une fois de plus. Il mentionna qu’il avait voulu introduire des réformes et s’était confronté à de l’opposition, tandis qu’ensuite des réformes avaient été imposées par d’autres par la force.
Il dit que, puisque les Tibétains souhaitent aussi le développement matériel, c’est leur intérêt de continuer à faire partie de la RPC et exprima son admiration pour la manière dont les pays européens ont su, de leur plein gré, faire passer l’intérêt commun avant l’intérêt national au sein de l’Union Européenne. Il attira aussi l’attention sur l’Inde où règne la diversité sans risque d’explosion du pays et enfin mentionna son souhait de faire un pèlerinage à Wu-tai-shan.
Sa Sainteté quitta ensuite son hôtel et roula jusqu’à l’aéroport JFK pour retourner en Inde en faisant escale à Frankfort.