Princeton, New Jersey, USA, 28 octobre 2014
Hier, venant de Birmingham, Alabama pour aller à Princeton, Sa Sainteté le Dalaï Lama s’est arrêté à Philadelphie pour rendre visite à son vieil ami, Aaron Beck. Le Dr. Beck est un psychiatre que beaucoup considèrent comme le père de la thérapie cognitive. Au cours de ses conférences publiques Sa Sainteté fait souvent référence à une conversation qu’ils ont eue il y a quelques années. Le Dr. Beck avait alors expliqué que, quand nous sommes en colère à propos de quelque chose, l’objet de notre colère nous semble entièrement négatif et 90% de cette perception est notre projection mentale. Cette découverte importante correspond à l’explication de Nagarjuna. Le Dr. Beck, qui a maintenant 94 ans, et Sa Sainteté ont été très heureux de pouvoir se revoir.
Aujourd’hui, dans le Gymnase Jadwin de l’université de Princeton, Madame le Doyen Alison Boden présenta Sa Sainteté à un auditoire de 500 étudiants et professeurs et lui donna la parole :
« Frères et sœurs, commença-t-il, c’est un grand honneur pour moi de pouvoir m’adresser à vous aujourd’hui. Je vous remercie de m’avoir invité. En tant que moine bouddhiste, je dédie les actions de mon corps, de ma parole et de mon esprit au service des autres chaque jour. La science et la technologie ont été la source d’un immense développement et pourtant, nous sommes toujours confrontés à des problèmes créés par l’homme, par exemple le fossé énorme qui sépare les riches et les pauvres.
« Nous sommes des animaux sociaux. Nous dépendons de la communauté dans laquelle nous vivons. Nous avons donc besoin d’avoir le sens de la responsabilité globale parce que le bien-être de l’humanité est notre propre bien-être. Nous voulons tous vivre une vie heureuse, aucun d’entre nous ne veut souffrir. Nous avons donc besoin de ce sentiment que nous appartenons tous à une seule même famille humaine. Avec ce sentiment, il n’est plus possible de nuire aux autres, de les exploiter ou de les tromper. »
Si l’on se place du point de vue des religions théistes, ajouta-t-il, puisque nous sommes tous créés par Dieu, nous avons tous une étincelle divine en nous. En termes bouddhistes, cela fait référence à la nature de Bouddha. Dans les deux cas, c’est une source de confiance. Sa Sainteté indiqua que nous avons une variété de traditions religieuses, le point crucial étant que, même si au niveau philosophique ces traditions présentent des différences, elles transmettent toutes le même message d’amour, de tolérance, de pardon et d’autodiscipline. Cependant, sur les 7 milliards d’êtres humains vivant actuellement, un milliard ne se réclame d’aucune croyance religieuse. Pour les intéresser à la cause de l’amour et de la compassion, il nous faut faire appel à une approche séculière, ou laïque. Ce qui est dans la droite ligne de l’ancienne tradition indienne de laïcité qui suppose un respect égal pour toutes les traditions religieuses et même pour ceux qui n’en suivent aucune.
La base de cette approche séculière des valeurs intérieures est notre expérience commune d’avoir grandi avec l’affection de notre mère et notre dépendance par rapport aux autres pour notre survie. Sa Sainteté poursuivit :
« Dans ma vie, la première graine de compassion m’est venue de ma mère. Je pense que cela est vrai pour la plupart d’entre nous. Si nos mères nous avaient négligés, nous n’aurions pas survécu. Un scientifique appelé Bob Livingston m’a dit une fois qu’au cours des premières années de la vie, le contact physique avec la mère est important pour le bon développement du cerveau. Plus tard, si la crainte et la suspicion érodent notre système immunitaire, la compassion par contre est bonne pour notre santé. »
Le sens commun nous dit aussi que si nous vivons dans l’anxiété et la méfiance, nous serons malheureux même si nous sommes riches, alors que si nous sommes pauvres mais entourés d’affection, nous serons heureux. Sa Sainteté ajouta que l’argent est certes nécessaire pour avoir une vie décente, mais est impuissant à apporter la paix. Aujourd’hui, les scientifiques et les spécialistes de l’éducation sont d’accord pour reconnaître que notre système éducatif fondé sur des valeurs matérialistes n’est pas adéquat. Il faut trouver les moyens d’enseigner aussi les valeurs spirituelles ou morales. Si les gens avaient un sens plus grand de l’unité du genre humain, du fait que nous appartenons tous à une seule et unique famille humaine, cela éliminerait par exemple la base de toutes les querelles, massacres et guerres.
« Si vous, les jeunes qui aujourd’hui appartenez à la première génération du 21e siècle, faites des efforts dans ce sens maintenant, vous pourriez parvenir à créer un monde plus heureux et plus pacifique, dit encore Sa Sainteté. Mais il ne faudrait pas tenir pour acquis que cela va se produire tout seul, il faudra passer à l’action. »
Sa Sainteté ayant invité l’assistance à poser des questions, on lui demanda quel était son plus grand regret. Il répondit que c’était de ne pas avoir étudié autant qu’il aurait pu quand il était un jeune adolescent et qu’il était libre de le faire. Il conseilla aux étudiants de lire abondamment et de considérer de nombreux points de vue différents. Pour donner du sens à leur vie, il leur recommanda de ne pas négliger les valeurs morales. En réponse à une question sur les droits de l’homme, Sa Sainteté dit que le but de la vie est d’être heureux et que c’est notre droit. Nous fondons nos vies sur l’espoir parce que nous n’avons aucune certitude par rapport au futur.
Sa Sainteté définit le pardon comme une méthode pour se protéger de sa propre colère quand on nous a causé du tort. Cela ne signifie pas que l’on oublie le tort qui a été fait, mais ce qu’il recommande de faire est de distinguer entre l’action incorrecte et l’auteur de l’action, qui lui peut être pardonné. Pressé d’expliquer comment il résiste à des sentiments négatifs à l’égard des autorités chinoises pour ce qu’elles font au Tibet, Sa Sainteté répondit :
« En tant qu’êtres humains, nous nous efforçons de manière délibérée d’avoir de la compassion pour ceux qui nous font du mal. En 2008, quand des manifestations éclatèrent dans tout le Tibet, j’ai eu un sentiment d’appréhension et d’impuissance, assez semblable à celui que j’ai eu au moment du soulèvement de 1959. J’ai alors fait appel à une pratique d’entraînement de l’esprit : j’ai visualisé les officiels chinois et imaginé que je prenais leur colère et leur haine et que je leur donnais en retour amour et affection. Bien sûr, cela n’a pas affecté ce qui se passait en réalité, mais cela m’a aidé à garder l’esprit calme. »
Un autre étudiant demanda un conseil à propos des investissements bancaires. Sa Sainteté fit remarquer qu’il n’était pas en mesure de répondre :
« Mais donnez-moi un poste dans une banque d’investissement pendant un an avec le gros salaire correspondant, et on pourra en reparler. »
Il tint à clarifier le point suivant : quand nous lisons dans certains textes bouddhistes que la vie en tant qu’homme est préférable à la vie en tant que femme, il nous faut nous souvenir que la religion recouvre trois domaines : religieux, philosophique et culturel. De telles références appartiennent au domaine culturel. Les hommes et les femmes sont égaux dans leur capacité à atteindre la libération.
Quelle est la clé du bonheur, lui demanda-t-on. La réponse abrupte : « De l’argent et du sexe », déclencha l’hilarité générale, mais Sa Sainteté poursuivit pour indiquer que la véritable clé est la chaleur du cœur, le fait d’agir avec compassion et assurance. Il dit que si nous nous conduisons loyalement, honnêtement et dans la transparence, nous gagnerons la confiance et l’amitié. De plus, il insista sur l’importance d’utiliser l’intelligence humaine pour transformer nos émotions.
« Pour créer un monde meilleur, dit-il, on a besoin de vision et de détermination. Lincoln a aboli l’esclavage, Martin Luther King Jr. a lutté pour les droits civiques, et aujourd’hui le Président est un homme qui a des racines en Afrique. C’est merveilleux. Merci !
Sa Sainteté partagea son repas de midi avec les professeurs de l’Université de Princeton à Prospect House, maison qui avait été celle de Woodrow Wilson quand il était Président de l’Université. Après le repas, Sa Sainteté rencontra les membres de la communauté kalmouk, la Fondation kalmouke des Trois Joyaux (Kalmyk Three Jewels Foundation) ayant joué un rôle central, avec l’Office of Religious Life de Princeton, dans l’organisation de la conférence du matin et de la discussion de l’après-midi.
Dans la bibliothèque de la Chancellor Green Rotunda, il rejoignit une table ronde incluant les professeurs Jill Dolan, Mitchell Duneier et Eddie S. Glaude Jr. pour une discussion sur le sujet du « service » en présence de 150 étudiants. Sa Sainteté affirma que si nous voulons aider les autres, nous avons besoin d’être motivés par l’amour et l’affection. Il fit référence à l’éthique des bodhisattvas qui inclut l’éthique de la moralité, l’éthique de l’altruisme et l’éthique d’apporter concrètement son aide. Une bonne motivation doit être accompagnée de connaissance et de compréhension, car si nos efforts ne sont pas réalistes ils ont peu de chance de se voir couronnés de succès Puisque nous sommes tous les mêmes au niveau fondamental de notre humanité, il n’y a de place pour aucune forme de discrimination. Mieux encore, cette égalité humaine est ce qui nous permet de vouloir du bien à nos ennemis.
Sa Sainteté reconnut que sans doute nous avons une forme d’égoïsme, mais que pour lui il y a une différence entre l’égoïsme bête qui a une vision étriquée et l’égoïsme intelligent qui prend en compte aussi les besoins des autres. Il remarqua que nous avons tendance à penser au bonheur et à la souffrance en termes physiques et matériels, mais que le service d’autrui comprend aussi le fait de savoir consoler, prendre quelqu’un dans ses bras et sourire. A plusieurs reprises, il redit qu’apporter son aide à autrui est une décision personnelle et librement consentie.
Finalement, il expliqua qu’il est possible de se forger l’habitude d’aider les autres, de leur offrir notre aide. Cela suppose d’avoir du courage et du temps. Personnellement, Sa Sainteté renforce sa propre détermination tous les jours en contemplant un verset extrait d’une œuvre du maître indien du 8e siècle, Shantidéva, qui dit :
Tant que l’espace durera,
Tant qu’il y aura des êtres,
Puissé-je moi aussi demeurer
Pour dissiper la souffrance du monde.
Il précisa que le parcours pour devenir professeur commence avec l’apprentissage de l’alphabet ; il ne faut pas relâcher son effort. Les pilotes, qui font aujourd’hui voler des avions d’une très grande sophistication, doivent se soumettre à un entraînement long et intensif avant de se sentir à l’aise dans l’exercice de leur métier. Sa Sainteté dit que c’est la même chose quand on se prépare à se mettre au service des autres.