Robert Thurman, Professeur d’études bouddhiques indo-tibétaines, université de Colombia
Président de la Tibet House, Etats-Unis
A propos de la vague actuelle de « manifestations contestataires » contre Sa Sainteté le dalaï-lama, orchestrées par la Communauté internationale Shugden (ISC) – groupe de formation récente, à l’intérieur de la Nouvelle Tradition kadampa (NKT), pour « monter au créneau ».
Dans le cas de la vague actuelle des manifestations d’ISC, contre le dalaï-lama, il convient de nous interroger sur leur véritable motivation. Qu’est-ce que ce petit groupe de « manifestants » très motivés, bien organisés, apparemment experts en communication, cherche vraiment ? Ils disent qu’ils veulent la « liberté religieuse », mais ils l’ont toujours eue ; que ce soit en Inde ou en Occident, personne ne les a empêchés de vouer un culte à quiconque. A l’intérieur du Tibet, ils sont soutenus par le gouvernement chinois qui règne sur le Tibet (et qui n’accorde pas semblable liberté aux bouddhistes tibétains pro-dalaï-lama), et hors du Tibet, ils ont leurs propres monastères, des centres de méditation et des réseaux de soutien. Les disciples occidentaux sont libres de vénérer qui ils veulent et libres d’attaquer le dalaï-lama, comme ils le font. Ils disent qu’ils veulent mettre un terme à la « ségrégation », mais c’est eux qui ont choisi de se séparer de leur propre tradition – la tradition guéloukpa qui refuse de vénérer le protecteur Shugden – ainsi que des autres écoles bouddhiques.
Ils disent qu’ils veulent qu’on accorde les droits humains à leurs « millions » de disciples, mais personne en Inde ou ailleurs ne songe à priver ce très petit nombre d’individus de leurs droits ; cela a d’ailleurs été confirmé par Amnesty International et la Haute-Cour de Delhi qui ont rejeté la plainte mensongère qu’ils avaient déposée. Ils sont traités comme les autres réfugiés, en termes d’accès aux soins, aux hôpitaux, à l’école, ils ont leurs propres collectivités, leurs propres monastères. Ils disent qu’ils veulent que le dalaï-lama reconnaisse que la « déité » courroucée, « l’esprit » qu’ils appellent Dorje Shugden et que la plupart des Tibétains appellent Dolgyal, est vraiment un Bouddha. Ils savent que le dalaï-lama pense que c’est un esprit malin, considérant qu’il a été malveillant dans le passé envers ses précédentes incarnations et aussi envers le peuple tibétain placé sous sa protection.
Cela étant, force est de constater que les six millions de Tibétains, dans leur immense majorité, aiment leur précieux dalaï-lama et comptent sur lui, du fond de leurs cœurs. Voilà pourquoi, ils n’aiment pas que quiconque, Tibétain ou non, se permette de l’attaquer, de le traiter en ennemi. Et c’est exactement ce que font les membres de ce groupe NKT/ISC. Ils ne protestent pas vraiment : ils utilisent la forme et le langage de la contestation sociale sur fond d’histoires fabriquées et de revendications infondées, dans une campagne de diffamation concertée. En agissant de la sorte, ils frappent au cœur même de la nation tibétaine, en ce que le bien-aimé dalaï-lama incarne à lui tout seul la question tibétaine, qu’il est le modèle parfait de la nation tibétaine et de sa culture spirituelle singulière.
Les manifestants ont publié deux pamphlets (Une grande tromperie, et Faux dalaï-lama) qui s’en prennent non seulement au dalaï-lama actuel, mais à tous ses prédécesseurs, depuis le Cinquième Grand dalaï-lama (1617-1682) – écrits dans lesquels ils avancent toutes sortes d’affirmations pour démontrer que tous les dalaï-lamas ont été « diaboliques », des « dictateurs », etc. Le fin mot de l’histoire, c’est qu’ils essaient de semer le trouble dans l’opinion publique et de ruiner la réputation du dalaï-lama.
Le dalaï-lama a pourtant déjà abandonné son rôle politique et sa position de chef du gouvernement en exil. Il s’est exprimé – a même légiféré – pour qu’à l’avenir les dalaï-lamas, si l’institution perdure, n’exercent plus de responsabilités politiques. Il veut que le futur « gouvernement local » au Tibet soit totalement démocratique, comme l’est déjà la communauté tibétaine internationale en exil. Il veut que les abbés et les sages de l’ordre guéloukpa se prononcent personnellement sur les esprits tels que Shugden/Dolgyal. Ils ont récemment voté en grande majorité contre, mais la minorité qui a choisi de poursuivre la pratique de Shugden s’est vu attribuer ses propres monastères, ses propres ressources et son réseau de soutien. Ainsi, quand les contestataires se plaignent de ne rien avoir, c’est faux, et cela a même été reconnu sur certains de leurs sites en ligne.
Ils sont aussi soutenus par certaines autorités communistes chinoises au Tibet. La propagande chinoise, depuis les trente dernières années – et surtout depuis que le dalaï-lama a reçu le prix Nobel de la paix, en 1989, devenant populaire partout dans le monde, y compris au sein de la dissidence chinoise –, poursuit le même but que les contestataires ; salir la réputation du dalaï-lama, et convaincre le monde que c’est une mauvaise personne et qu’il ne faut pas l’écouter car il ne véhicule pas les véritables aspirations du peuple tibétain. Voilà pourquoi la tentative de schisme autour de Shugden arrive à point nommé pour le ministère du travail du Front uni de la République populaire de Chine qui a pratiquement fermé le Tibet depuis la rébellion pacifique du plateau tibétain, en 2008, juste avant les Jeux olympiques. Cela va dans le sens de sa politique qui a besoin d’un bouddhisme tibétain qui puisse se passer du dalaï-lama et soit compatible avec le communisme.
Le panchen-lama choisi par les Chinois (et considéré comme un imposteur par la majorité des Tibétains) est souvent photographié devant des représentations de Shugden, et s’affiche fréquemment en compagnie de la petite poignée de lamas Shugden. Les Chinois envoient des moines Shugden en Inde pour manifester contre les abbés des universités monastiques et travailler pour les monastères Shugden, plus petits ; ils ont détruit de grandes statues célèbres de Padmasambhava, le « saint Patrick » du Tibet, l’un des préférés des dalaï-lamas, et un symbole de non-sectarisme. Voilà pourquoi les Tibétains ordinaires qui soutiennent le dalaï-lama disent souvent que les manifestations Shugden sont l’œuvre des Chinois, bien qu’il n’existe aucune preuve officielle de lien direct entre les groupes de la Communauté internationale Shugden ou la Société occidentale Shugden et le Front uni du Parti communiste. C’est juste que le message est le même : « le dalaï-lama est un sale type ». N’importe qui peut aller voir sur Internet la propagande de l’Association bouddhiste de Chine pour se rendre compte que les slogans placardés par les « manifestants » sont très souvent les mêmes.
En conclusion, il est regrettable que des Occidentaux, se prétendant bouddhistes dans la Nouvelle Tradition kadampa et bien intentionnés, entament des études et des pratiques bouddhiques en étant si mal renseignés sur ce qu’est le bouddhisme, comme s’il se résumait à une lutte de pouvoir entre les bonnes et les mauvaises écoles, à des principes, des croyances en des déités locales ou des esprits. Ils ne reçoivent pas d’enseignements sur les entraînements supérieurs portant sur la morale, la méditation, la sagesse discriminante – ce qui permet de trouver en son esprit et en son cœur le calme et la vision pénétrante -, et sont privés des enseignements sur le soi et sur l’existence que dispense le plus grand maître de notre époque et de la planète – Sa Sainteté le dalaï-lama. Ce dernier répète volontiers que, pour lui, ce n’est pas une bonne idée de vouloir convertir les gens à une autre religion ou à une foi humaniste séculière, afin de soi-disant recruter plus de « bouddhistes » ; mais ces manifestants, eux, n’ont pas le droit à d’autres lectures que les ouvrages de Kelsang Gyatso. Ils ne participent qu’à des cérémonies organisées par lui et correspondant à sa version personnelle du bouddhisme guéloukpa. On leur apprend à adopter une attitude radicale envers les autres Guéloukpas qui ne vénèrent pas Shugden, ainsi qu’envers les autres écoles.
Fort heureusement, il s’est formé un groupe de plus de 1 200 membres qui ont abandonné ce culte et qui, horrifiés par le comportement des « manifestants », ont rédigé une déclaration détaillée qui réfute toutes leurs affirmations :
« Nous, en tant qu’anciens membres de la Nouvelle Tradition kadampa et anciens pratiquants de Dorje Shugden, sommes choqués et attristés de voir ceux qui ont constitué dans le passé notre sangha [communauté religieuse] manifester contre Sa Sainteté le dalaï-lama et le dénigrer. Des inexactitudes et des déformations de ce que nous savons être la réalité ont été publiées comme s’il s’agissait de faits avérés. La Nouvelle Tradition kadampa opère actuellement sous les noms de Communauté internationale Shugden [ISC en anglais] ou Société occidentale Shugden [WSS en anglais]. Beaucoup d’insultes sont proférées à l’encontre de Sa Sainteté, et des accusations qui ne sont absolument pas vérifiées. Lors des manifestations, sur de nombreux sites en ligne et sur les pages Facebook, le NKT/ISC s’en prend violemment à la réputation de Sa Sainteté. Nous avons vainement essayé de parler des inexactitudes avec le groupe. L’heure est venue de nous exprimer ouvertement et d’une seule voix… »
Suivent dix points réfutant les revendications infondées des manifestants. Ils concluent :
« Avec en toile de fond les violations répétées des droits de l’homme à l’encontre du peuple tibétain, qui dépasse à peine les six millions de personnes, et le gigantesque massacre des Tibétains lors de la colonisation, puis sous l’occupation chinoise – sans connaître le chiffre exact, on parle souvent de plus d’un million de morts – il est évident que la Communauté internationale Shugden ment en affirmant que « plus de quatre millions de pratiquants de Dorje Shugden souffrent ». Aucune association reconnue de défense des droits de l’homme, aucune cour n’a jamais donné suite aux allégations de la NKT/WSS ou ISC accusant Sa Sainteté le dalaï-lama ou l’Administration centrale tibétaine de violations intentionnelles des droits de l’homme. En 2010, la Haute Cour indienne a rejeté l’action en justice des pratiquants de Shugden à cause “d’affirmations vagues“ et “en l’absence d’exemples précis de violations avérées“.
« Nous offrons notre soutien au peuple tibétain dans leur lutte pour protéger leurs vies et leur culture, et nous nous interrogeons sur les intentions de ceux qui, tout en utilisant cette culture, semblent ne pas soutenir cette lutte. A chaque fois, en 1996-97 et en 2008, les manifestations contre Sa Sainteté le dalaï-lama ont coïncidé avec la révélation publique, sur Internet, de l’inconduite sexuelle des directeurs spirituels adjoints de la NKT. Au regard du comportement constamment malveillant de sa propre organisation, nous avons le sentiment que Kelsang Gyatso, et ses étudiants avec lui, n’a aucunement le droit de tenter de discréditer et de calomnier Sa Sainteté le dalaï-lama.
« Ceux d’entre nous qui avons fait partie de la Nouvelle Tradition kadampa sommes décidés à apporter toute la lumière sur ces inexactitudes, cette désinformation et ces mensonges patents. Qui pourrait mieux que nous, qui avons vécu à l’intérieur de cette organisation, révéler la vérité ? »
Robert Thurman,
Professeur d’études bouddhiques indo-tibétaines, université de Colombia
Président de la Tibet House, Etats-Unis
(Trad. Françoise Million)